Du bain

Madame, on a rêvé de vous.
On vous rêve dans votre tub, à travers les fumerolles et la mousse. Vous y lisez un Proust, un Walser ou un Pasolini, de ceux que vous révisitez périodiquement. Êtes-vous arrivée à votre échéance rituelle ? Êtes-vous là dans la limite de votre privation ou de votre réserve et vous étiez-vous enfin résolue à relire La Recherche ? On veut y croire. On vous guette à travers la buée de la glace au-dessus du lavabo. Vous êtes de dos. Vos cheveux beaux, noirs et drus cachent votre visage. On voit vos épaules, scarifiées de coulées de mousse blanche, la peau légèrement rosie par la chaleur du bain. Vous ne dites rien. On entend seulement votre respiration lente et régulière, le tourner des pages guidé par un doigt que vous avez préservé du contact de l'eau pour ne pas mouiller le papier. Dans cette atmosphère d'étuve, l'on ne perçoit ainsi que le froissement régulier du papier, l'arythmie des gouttes dont l'impact s'étouffe dans la mousse ou parfois sur le genou qui affleure à la surface et aussi, parfois, un soupir : hâte d'en finir avec le chapitre, inconfort de la nuque sur le rebord blanc de la baignoire, ou bien gêne née du fantôme qui vous observe du loin de son songe. Le fantôme reste en lisière. Pour le voir, il faudrait des yeux de chats. Vous connaissez bien leur regard attentif qui guette quelque chose qui n'a pas l'air d'être là. Mais c'était une impression. Vous vous croyez seule. Vous vous rédimez du labeur du jour sous la lueur d'une seule lampe qui éclaire vos pages, de loin. Ailleurs, tout autour, la demi-obscurité commence à noyer votre appartement. Vous n'aimez pas la tombée de la nuit qui ressemble à une balade les yeux bandés sur le bord d'un abîme. Il y a alors l'accueil émollient de la baignoire et ces pages un peu jaunies, de cette teinte qui ressemble au carrelage qui vous entoure. Vous ajoutez un peu d'eau afin que le froid ne vienne pas accompagner l'obscurité. Bientôt, il faudra sortir. Vous vous dites que vous avez encore un peu de temps, vous restez encore à lire, pour repousser cette nuit qui vient. Encore un peu, encore cinq minutes pour prolonger l'adieu au jour qui est tapi entre ces pages.
Enfin, vous sortirez et vous vous livrerez au cérémonial de l'essuyage. Est-ce cela, seulement, ce tamponnement sur votre peau encore luisante ? L'odeur de vos crèmes et celle encore persistante de votre parfum poudré qui a imprégné vos vêtements de la journée vont vous accompagner dans la reconquête de votre appartement. Il y a aussi votre propre senteur, ténue, légèrement lourde, fil rouge à la rêverie. Dans le clair-obscur, vous quittez la salle de bain, faisant craquer le parquet qui semble arqué sur ses solives. Vous laissez derrière vous le livre ouvert, retourné sur le sol, comme un oiseau épuisé.


7 commentaires:

  1. Mille mercis, ô Tenancier, de m'avoir délivré de mes paravents "palpébraux" (je parle le ArD couramment), incarcéré que j'étais dans l'hideux et odieux fourgon cellulaire que voici : "J'vais prendre une douche, j'me fais un masque, et j'me couche".

    (Sur ce, j'vais m'faire un kawa et m'fumer une clope. Ciao.)

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  2. L’œil ne voit dans les êtres que ce qu’il regarde, et il ne regarde que ce qu’il perçoit.

    ArD

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  3. ça y est , vous êtes allié né chez moi ! ( sinon , A. , et si l'oeil est dans la tombe )

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  4. @ ArD : je prends votre "L’œil ne voit dans les êtres que ce qu’il regarde, et il ne regarde que ce qu’il perçoit", j'ajoute "L'oeil écoute" du camarade Claudel, et hop ! je touche du doigt la Révélation. Merci beaucoup. Vraiment.

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  5. Les premières lignes interrogent. On se demande si on va tout lire. Proust laisse méfiant, et tout de suite après, Pasolini éveille l'intéret. Mais soudain, tandis que la description commence, que le décor se plante, on se retrouve fantôme, voyeur dans la salle de bain. On tente d'apercevoir quelques lignes de l'ouvrage aux pages humidifiées par la vapeur du bain chaud. Un orteil surgit des profondeurs, et vient habilement rajouter un peu d'eau chaude. Un chat passe par là, nous guette sans bien nous voir puis s'en retourne. L'obscurité conforte la cachette mais nuit à la vision... et elle sort, faisant craquer le parquet, alors que notre ectoplasme se dissipe en un long et doux souffle. Comme un oiseau épuisé.

    Pfiou, merci pour ce petit voyage que j'ai donc tenté de retranscrire brièvement, à chaud. La richesse et la précision de votre vocabulaire est très appréciable, et appréciée ! C'est la première fois que je passe en ces lieux, il est fort envisageable que je revienne !

    Merci encore ! :)

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  6. Merci également à vous, Simon !

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