Le temps gagné à la recherche de "Venises"...

Saluons l'entrée d'un nouveau venu dans cette enceinte : Phil.
On ne saura pas grand chose de ce personnage très discret qui hante quelques blogs voués à la littérature. On retiendra très souvent la pertinence et l'humour de ses interventions. Enfin, on l'imagine volontiers comme un chat qui entrouvrirait lentement ses yeux mordorés devant l'embouchure de son écran... prêt à mettre sa griffe. Mais cette griffe-là paraphe un style et ne châtie pas.


Longtemps, j'ai désiré posséder "Venises". Une première fois rencontré sur les quais, adroitement emballé dans ces plastiques couverts de suie des voitures qui passent sans rien lire, le livre était posé, droit, face visible, sous le couvercle de la boîte... j'ai souvent imaginé un imprévu coup de vent qui guillotine le libraire hargneux, en claquant le couvercle tandis qu'il fait le myope à vérifier les prix qu'il a... feutrés. Oui... un "eo", tracé au feutre noir (pour que les voitures incultes puissent aussi en profiter) comme le grade minimum pour son garde-à-vous, justifiait un prix cinq fois supérieur au billet des plus rares "vo" de cinémathèque.
C'était avant de le lire, comme il en va parfois de livres dont on vous parle, détachés de leurs auteurs, animés d'une vitesse d'évasion qui ne les fera jamais tomber dans l'oubli. L'effet est d'ailleurs garanti a fortiori lorsque l'auteur n'est pas politiquement correct, ce qui, au niveau de ma lecture, est encore le cas pour Morand (avec des réserves... mais restons calme... je ne souhaite pas me faire virer de ce blog distingué au premier bal masqué).
"Venises", donc, fut entendu au cour de conversations avec des gens très biens et désirables à Paris, Vienne et Berlin, vu et feuilleté à Paris, acquis à Bruxelles. Plusieurs essais furent nécessaires car il fallait absolument trouver une couverture intacte, les cartonnages Gallimard des années soixante-dix tendant à se dépoudrer avec les frottements comme des courtisanes usées. Mais pas pires que les similis plastiques des années quatre-vingts, heureusement disparus avec leur promoteur, sûrement retourné(e) dans l'industrie de l'emballage extrudé.
Il faut dire aussi qu'un "Venises" de l'année de parution (oui : année de parution et non pas une "eo". C'est déjà pas si mal. (Pour ceux qui font un fixette sur la "eo, sinon rien": attendre l'héritage)... le livre à sa sortie, donc, possède en première page une photographie de Morand prise vers 1910, posant devant une villa décatie, comme seule l'Autriche-Hongrie a su en construire. Les rééditions ont bien entendu éliminé la photographie, la patine, et tout le reste avec... Venise peut couler sans sourciller, celles qui sont décrites n'existent plus.
La recherche fut longue, les exemplaires inaptes au service nombreux, de même que les déceptions suivies de colères à l'encontre des libraires inefficaces, ce qui est bien normal. Entre temps, j'ai même fini par ne plus aimer le visage du jeune Morand, port de tête arrogant de la belle époque, loin de son profil d'asiate à la Attila qui donnera à la fin de vie la vraie mesure de sa contribution aux lettres françaises.
Enfin, un jour pluvieux, fin d'après-midi à Bruxelles (non... : sans maquerelles étranglées au fond d'une péniche), détour une énième fois par la même librairie, même rayon, même vendeur depuis des mois, et même conversation avec vendeur qui ne connaît rien à Morand ni à beaucoup d'autres malgré mes questions (qui sont d'ailleurs toujours les mêmes, pour l'agacer) : "- alors ?... du neuf en littérature ? (certes, seulement depuis vendredi dernier... mais sachez, lecteurs, que la petite Belgique a su créer le haut débit en librairie d'occasions) - Non ! le lundi, faut rien espérer !..." (oui, c'était un lundi, car les bons Morand, je les trouve toujours le lundi, comme une résonance détraquée de ceux du Sainte-Beuve, dont je ne sais toujours pas le prénom, à propos..). OK. Direction rayon littérature, histoire de vérifier les pronostics du Guy Lux libraire... voyons... lettre M... on ne sait jamais... au libraire enrhumé : Morand classé à B... ha !... Montherlant... m'énerve celui-là... toujours là, à sentir la fausse poussière, écrit en gros caractères comme les livres d'Arvor, avec ses multiples pré-postfaces comme une resucée romaine, pour expliquer qu'il savait malgré qu'il savait pas... me dis toujours faudra vérifier un jour, classiques en main, si tout est juste... parce que sur Tacite, beaucoup de conneries interprétées... enfin, pas le sujet... Matzneff !... doux voisinage orchestré par les dieux de l'occasion livresque : les trente-quatre pages du Gaby-la-scandaleuse sur le suicide furent la lecture de chevet de l'Henri, aristo-rigide qui rêva toute sa vie de pétroniser comme Néron... je glisse sur les autres "M", souvent nouveaux défraîchis dès la sortie de l'emballage... enfin... boum ! : "Venises" !... d'abord le dos d'un blanc sale m'est apparu, comme s'il s'agissait d'un... "Trieste(s)", face cachée de Venise, cimetière des Morand, Fouché et vieilles sœurs à Louis le seizième... Hop... rapide examen du rapace à livres oxydés... état : top, année: top, prix : retop. Tout y est ! emballé-pesé, salut au Guy Lux de la Sainte-Beuve, à lundi prochain ! (qui sera mercredi).
Trois mois après, l'acheteur compulsif ne pouvant être simultanément un lecteur compulsif, j'ouvre "mon" Venises. Pour le lire. Car le soir du jour de l'achat, il suffit de feuilleter les trois premières pages et triturer le livre dans tous les sens quelques longues minutes, pour un baptême de bienvenue dans le bazar local.
J'ouvre donc "Venises". Délices de plongée, corail littéraire...pages 2-3... 5... 7... 13 ! horreur ! page 13 : une note ! un trait au crayon à papier qui biffe en diagonal un paragraphe, bien délimité entre deux crochets pour mieux signifier la partie à éliminer. Insupportable. Gomme, poubelle ou pardon-oubli ? accélerations des procédures de validation : feuilleter la suite comme on bat un jeu de poker dans les saloon... prévisible deuxième horreur : une note écrite vers la page 145. Un nom. En bas à gauche.
Une initiale donnée par Morand est indiquée par le lecteur-apostat. Il sait. Alors il inscrit un astérisque au-dessus et à droite du "B." et renvoit en bas de page comme dans les thèses doctorales et fumantes. Le nom est écrit en petit caractère, au crayon, le même sans doute (la largeur du trait fut comparée par le lecteur-convers) qui biffa le paragraphe du début. Il faut se baisser pour déchiffrer la révélation.
On se redressera lentement, comme anobli par la confidence, 40 ans après les faits. Après, c'est un grand pardon : au lecteur-apostat, à Morand, au libraire et à Venise.
Après dix-sept ans d'absence, exil en Suisse, opprobre en France, Morand revient à Venise. Accueilli par un homme alors considérable, et qui le sera encore en 1971, aristocratie d'après seconde guerre qui invite les Morand, aristocrates coulés dans la précédente, à laguner sur le passé dans la pompe d'une Venise inépuisable.
Lecteur(s) : j'ai oublié le nom et ne retrouve plus mon exemplaire ! Perdu dans les limbes d'une bibliothèque à terre. Lecteur(s) : pas de fausse frustration (seulement des vraies)... : le biffage en tête du livre, je m'en souviens !.. : Morand avec son père, 1907, croisent le comte de Fersen qui vient à leur rencontre. Main tendue qu'on lui refusera. Biffé, précisément crocheté entre le premier mot et le point final de cette courte relation : dix lignes barrées d'une diagonale au crayon. Comme le flibustier du Fritz Lang, j'ai pu dire au lecteur (mort) "l'exercice a été profitable, Monsieur". Sans regret "Venises" fut abandonné à mi-chemin, pour combler une lagune de savoir. Car de "Venises", il ne fut jamais question à Venise.

Madame de. : - "Le passé commence à exister quand on est malheureux".
Monsieur de. : - "Prenez garde, Madame...le malheur s'invente".*

* Deux lignes de "Madame de...", promises de longue date au tenancier et retrouvées en cherchant "Venises".


Phil

7 commentaires:

  1. Les Morand,Venises et la bibliophilie, savoureuse évocation Phil.
    Mais qui disait que Venise s'enfonçait.

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  2. Un texte somptueux.

    Avec une jolie signature : " Je ne souhaite pas me faire virer de ce blog distingué au premier bal masqué. "

    ( " "Venises" fut abandonné à mi-chemin, pour combler une lagune de savoir. " : on dirait du Henri, ce qui, dans ma bouche, est un compliment... )

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  3. Précisons tout de même que Phil n'aurait eu aucune chance de se faire virer. Comme je le lui ai confié à la suite de la lecture de son billet, on ne vire que les cuistres, ici !

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  4. Oui, c'est bien connu, l'aile ou le cuistre...

    Otto Naumme (encore vachement inspiré ce matin...)

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  5. oui chers tenancier et visiteurs-lecteurs, aborder Morand cause parfois de sales mouvements comme sables mouvants. Méditer sur "Venises" apprend à tenir sa tête de gondole et vous octroie, peut-être, une capacité de frayer vers d'autres vastitudes, en bonne compagnie.

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  6. Otto et CLS, méditez cela : Phil assure le service après-vente, lui !

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  7. Je ne connais pas Morand, je connais un peu (pas assez) Venise et je rêve d'y retourner pour un quatrième séjour, si possible chez l'habitant.

    Je me console en achetant des livres sur Venise : Venise à fleur d'eau (Roiter, 1954), Venise, collection Naya (O.Böhm), Venise, les palais du Grand canal (Flammarion) - mon préféré : le palazzo Dario.

    Pour connaître Venise, préférer les itinéraires bis aux axes principaux, les rues désertes à leurs voisines huppées mais encombrées de touristes, les places où poussent les chats lents à celles où poussent les piétons coureurs. Préférer les premières heures du jour, quand les monuments sont indemnes de papillons à caméscopes...

    PMB

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